Les explications qui nous sont données pour justifier le vote des Irlandais sont toutes relatives aux défauts du traité de Lisbonne qui lui-même était le résultat, et le reflet artificiel, du traité constitutionnel dont l’impérieuse nécessité résultait de l’élargissement de 15 à 27. A partir de cette analyse, il est aisé d’accuser en premier lieu les rédacteurs du texte (trop long, illisible, …), puis l’absence de démocratie dans la conception du texte, c'est-à-dire une critique des institutions européennes, ce qui revient à n’en rendre responsable personne, résultat plutôt inquiétant car il ne permettra pas de trouver une véritable solution à un véritable problème.
En effet, si l’élargissement est la cause réelle de la situation actuelle, il est probable qu’il faut s’intéresser aux raisons qui l’ont motivé et à la manière dont la décision a été prise et appliquée, puisque c’est là que réside vraisemblablement les motifs du refus des peuples consultés par référendum, pour avoir une chance de régler un jour le problème.
L’élargissement
Historique
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/elargissement-union-europeenne/grandes-etapes.shtmlDifficultés prévisibles
http://www.senat.fr/rap/r01-295/r01-295.htmlEn avril 2002, les « difficultés prévisibles » étaient prévues et elles ont conduit à la succession d’évènements qui culminent avec le refus irlandais. L’impasse faite sur les difficultés prévisibles étaient justifiées à l’époque, et le seraient sans doute encore aujourd’hui, par des raisons principalement politiques. Il s’agissait d’offrir aux pays auxquels la chute de l’URSS venait de restituer l’indépendance une issue confortablement balisée vers la prospérité, accompagnée d’une stabilisation de l’espace entre l’union de l’époque et la Russie. Le résultat actuel confirme la validité de cette vision. Mais ce qui a été sous-estimé ou ignoré, réapparaît maintenant.
1. Les difficultés prévisibles. Il a été compris dès le début que l’élargissement rendrait indispensable une réforme de la méthode communautaire et de ses institutions. La raison exigeait d’y procéder avant d’élargir. La simple prudence aurait demandé que le risque soit étalé, minimisé, en procédant à un élargissement progressif ; cela s’imposait d’autant plus que les dix pays concernés présentaient des différences suffisamment grandes de préparation à l’entrée dans l’Union pour le justifier. Or la Commission imposa, plutôt qu’un élargissement progressif, laissant aux nouveaux entrants le temps de s’adapter, l’un après l’autre, à l’état de l’Union, méthode faisant de l’élargissement non un traumatisme, ce qu’il fut, mais une croissance perçue comme maîtrisée, ce qu’il aurait pu être. Alors, on peut se demander pourquoi les deux grands pouvoirs de l’Union, le Conseil et la Commission, ont pour le premier forcé la décision et pour le second accepté de la prendre. C’est là que l’on arrive aux effets imprévus voire cachés.
2. Les effets imprévus voire cachés. En premier lieu, l’indépendance des états de l’Europe de l’Est, en faisait des enjeux militaro-politiques. Les États-unis voulaient les soustraire de l’influence russe et pour cela leur offrit la protection de l’Otan, et on peut comprendre que les anciens « protégés » de l’URSS l’aient acceptée avec empressement. Évidemment dans l’état où ces pays se trouvaient, une telle situation était instable et nécessitait en parallèle une action diplomatico-économique majeure. L’adhésion à l’U.E. était la réponse parfaite. Et pour que tout cela soit cohérent et diplomatiquement solide, il fallait que cela soit coordonné, pour faire de l’entrée dans l’Otan une conséquence secondaire de l’entrée dans l’Union. On voit que sur ce premier point, la motivation des entrants repose principalement sur leur sécurité et non sur l’idéal européen.
En second lieu, un groupe de pays membres de l’Union, n’ont jamais caché que pour eux le marché libre et non faussé était ce qu’ils recherchaient dans l’Union après cependant les fonds structurels ; pour ce groupe, l’arrivée de 12 membres supplémentaires intéressés principalement par l’économie de l’Union, et par conséquent opposés à toute perspective de réforme lui permettant d’évoluer dans une direction différente, était pain béni, d’où son opposition à tout retard dans l’entrée des nouveaux.
3. Les peuples refusent. On s’est beaucoup interrogé sur les raisons pour lesquels les peuples se sont mis à refuser les réformes qu’on lui proposait, et continuent de le faire. Il est probable que les refus néerlandais et français sont différents du refus irlandais, bien que l’on ait tendance à les mettre ensemble. Ce qui frappait dans les deux premiers refus, c’est qu’ils venaient de pays fondateurs, ce qui constitue une différence remarquable (et pour les Français d’un texte dans lequel la France avait profondément mis son empreinte, ce qui le rendait vraiment « lisible », contrairement à ce qui est souvent dit). Tout s’est passé comme si les peuples ne reconnaissaient plus leur Europe, celle de pays proches, de dimensions et d’importance comparable, et on les associait à des états lointains, parfois minuscules qui ne pourraient donc pas partager la charge de nos ambitions tout en ayant capté l’essentiel de nos droits de parole et de décision.
Et cela avait été fait sans nous demander notre avis, et maintenant on nous demandait d’approuver un changement qui ne visait rien d’autre que de continuer. La réponse fut non.
Pour le refus irlandais, il n’y a pas de difficulté d’interprétation ; nulle influence d’un projet commun, simplement l’analyse d’une situation favorable dont il faut tirer le meilleur parti. Seul paradoxe de cette dialectique simple, l’intérêt que l’Irlande trouve dans le grand marché dépend en partie d’un refus d’une concurrence non faussée, objectif de l’Union, car la fiscalité irlandaise pratique une concurrence si adroitement faussée que l’Irlande a refusé le traité en partie pour ne pas perdre cette possibilité.
4. Les limites du veto. L’utilisation du veto par les Irlandais n’est que la plus récente manifestation d’une tendance des nouveaux membres à utiliser l’arme absolue. S’il n’y a pas lieu d’en critiquer l’emploi, il est légitime que les états qui subissent ce qui ressemble à une épreuve de force abusive parce que sans sanction, et inadaptée alors que l’union ne fonctionne depuis toujours que par le compromis, recherchent d’autre voies pour satisfaire leur besoin d’évolution. On a peut-être assisté à la dernière utilisation du veto.
5. En attendant que d’autres voies d’évolution soient découvertes, le marché sans entraves va triompher, ce qu’il faut regretter, car les crises en cours n’ont de chance de trouver des solutions que dans d’immenses efforts peu compatibles avec un grand marché vicié par des manœuvres fiscales. Mais ces autres voies, que pourraient-elles être ?
Il y a la voie de la patience ; de même que des politiques comme l’Euro ou Schengen gagnent progressivement l’adhésion de ceux qui n’étaient pas convaincus au départ, les évolutions impératives qui s’annoncent peuvent aussi créer de nouveaux arguments en faveur de l’union.
Il y a aussi la voie du dynamisme modéré des coopérations renforcées qui, sur certains sujets comme une politique commune de l’énergie (difficile à concevoir en raison des égoïsmes et particularismes nationaux, mais d’autant plus utile), permettraient assez vite de prouver leur nécessité.