Un petit livre d’une centaine de pages intitulé « La société de défiance ou Comment le modèle social français s’autodétruit », de Yann Algan et Pierre Cahuc, a été publié en février 2008, dans la collection du CEPREMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications), 5€, Éditions Ens rue d’Ulm.
La crise dans laquelle nous nous trouvons, - il ne serait en effet pas raisonnable de dire « la crise que nous traversons », car nous n’en avons pas encore entraperçu la sortie -, est la conséquence de l’autodestruction du capitalisme pour certains et de notre modèle social pour d’autres. Le terme autodestruction est approprié, car dans un cas comme dans l’autre, c’est bien par ceux qui sont à l’intérieur du capitalisme et du modèle social français que la destruction a été entreprise par l’effet de leurs excès et l’oubli des valeurs sur lesquels ils reposaient.
On s’intéressera seulement ici à la thèse concernant la défiance, car elle nous semble mériter un intérêt particulier : ils sont en effet peu nombreux les professeurs d’économie qui, sérieusement, osent présenter un diagnostic reposant sur un seul argument : les Français se méfient de leurs concitoyens, alors que les autres ne se méfient presque pas des leurs, et de toute façon beaucoup moins que nous.
Et quand on commence à réfléchir à cette question que notre inventaire permanent des innombrables défauts de nos insupportables concitoyens n’avait pas encore en stock, on se dit que cela pourrait bien être vrai :
- à la supérette, la caissière ne me fait pas du tout confiance, ni crédit en vérité ;
- mon banquier, je n’en parle pas, à croire qu’il est payé pour tout me refuser ;
- mon assureur m’oblige à lire et à signer des pages et des pages du contrat, et à lui faire des déclarations écrites dès que je casse un peu ma voiture ;
- le gars à qui j’ai vendu ma maison a voulu que le notaire s’en mêle ; il ne croyait pas que j’avais le droit de la vendre …
- quand j’ai eu un enfant, personne ne me croyait jusqu’à ce que je l’ai déclaré à l’état civil
- le gendarme qui m’a arrêté sur la route lui non plus ne croyait pas que c’était ma voiture, ni que j’avais le permis de conduire
Personne ne me fait confiance ! Mais alors, chez nos amis étrangers ce serait différent ? Il n’y aurait pas besoin de contrats, d’état civil, d’actes notariés, de permis de conduire ? Difficile à croire. En effet, l’État de droit dont personne ne conteste l’impérieuse nécessité, requiert l’instauration du Droit, source des règles appliquées par les institutions, dont on peut dire qu’elles ne font guère confiance aux hommes, à juste titre d’ailleurs, si on en croit l’histoire. Sur quoi repose donc la thèse de MM. Algan et Cahuc.
Elle repose entièrement sur une enquête (World Values Survey) qui cherche à comparer, selon l’introduction au WV Survey (http://www.worldvaluessurvey.org/), les valeurs et croyances d’une société avec les autres, et leur évolution. Les questions, plus de 80, portent sur de nombreux sujets allant de votre orientation politique, à votre fréquentation des horoscopes, en passant par votre foi et votre pratique de la prière. Il y a aussi une question sur la confiance, et c’est là que se trouve le support expérimental unique de la thèse de MM. Algan et Cahuc.
Voilà la question telle qu’elle figure dans le questionnaire : « D’une manière générale, diriez-vous qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres? ». Curieusement, dans le livre cette question est toujours citée d’une manière assez différente : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on est jamais assez méfiant ? ». Le vocabulaire de la question authentique est moins fort que sa « traduction » par MM. Algan et Cahuc ; comme on peut l’observer pour trois mots importants de la phrase : d’un côté on a « diriez-vous, la plupart des gens, prudent », de l’autre on a « pensez-vous, les autres, méfiant », ce qui donne à la seconde un caractère certain, péremptoire et général absent de la première.
Pour tout dire, considérant notre éducation et notre culture de la raison et de l’esprit critique, la réponse apportée par les Français à la vraie question de l’enquête n’a rien de surprenant ni qui dénote une méfiance particulière, car être prudent envers la plupart des gens ne vous empêche pas de faire preuve de confiance raisonnée envers le groupe situé au-delà de la plupart.
Reste alors à expliquer les réponses des pays les plus différents de nous ; le groupe spectaculaire des pays nordiques permet de faire l’hypothèse que leur climat très rigoureux pousse leurs sociétés à des obligations de solidarités inconnues dans notre pays, sauf lors les grandes crises (climatiques ou autres) qui rapprochent les hommes. Mais nos auteurs ne s’embarrassent pas à rechercher des causes originales de différence, leur siège est fait, et ils vont utiliser le résultat de cette question pour découvrir des corrélations démontrant irréfutablement la validité de leur thèse. On aura ainsi :
- Corrélation entre la part des personnes qui répondent, dans chaque pays, « oui » aux questions : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ? » (axe vertical) et « Trouvez-vous injustifiable de réclamer indûment des aides publiques ? » (axe horizontal).
- Corporatisme et confiance mutuelle. Le corporatisme est mesuré par le nombre de régimes de retraite. La confiance est mesurée par la part des personnes qui répondent, dans chaque pays, « oui » aux questions : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ? »
- Universalisme et confiance mutuelle. L’universalisme est mesuré par la part de la population en âge de travailler éligible aux allocations sociales de maladie, de chômage et de retraite. La confiance est mesurée par la part des personnes qui répondent, dans chaque pays, « oui » aux questions : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ? »
- Égalitarisme et confiance mutuelle. L’égalitarisme est mesuré par le rapport entre les allocations sociales de base et les allocations maximales. La confiance est mesurée par la part des personnes qui répondent, dans chaque pays, « oui » aux questions : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ? »
- Défiance envers le marché et confiance mutuelle.
- Nombre de procédures pour créer une entreprise et confiance mutuelle.
- Taux de syndicalisation et confiance mutuelle
- Salaire minimum légal et confiance mutuelle
- Taux d’emploi total et confiance mutuelle
- Niveau de satisfaction dans la vie et confiance mutuelle
Là se situe l’épine dorsale de la démonstration du petit livre sur la société de défiance. Ces dix graphiques illustrent tous la relation d’un paramètre de l’enquête avec la réponse à une seule question, dont le moins qu’on en puisse dire est qu’elle est imprécise et que ses résultats sont exploités, en raison même de cette imprécision, de manière discutable. En d’autres termes, la thèse de cet ouvrage repose sur une facilité qui lui retire tout intérêt.
Faut-il s’en étonner ?
La confiance est un sentiment, pas un objet économique. Elle se mérite, ne se décide pas, ni ne se décrète. Le droit n’est pas l’institutionnalisation de la défiance, c’est une organisation mesurée de la liberté. Et la liberté de chacun est d’accorder avec prudence, à ses connaissances, le degré de confiance que la qualité de leurs rapports aura permis de construire. Et nous offrons, à tous ceux qui viendraient à nous rencontrer la même perspective.
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